C’est un peu comme l’homélie. Tandis que les pratiquants réguliers savent que le prêtre peut ponctuellement s’en dispenser, celui qui fréquente rarement les églises a parfois l’impression que s’y joue l’essentiel. Dans un rite difficile à déchiffrer, cette prise de parole, à la fois libre et didactique, semble enfin s’adresser à lui. Le geste de paix, de même, le séduira par la soudaine convivialité à laquelle il invite – comme il agacera ceux qui, recueillis, voudraient se disposer à recevoir le Corps du Christ.

Il est vrai qu’il y a parfois un conflit d’intérêts, ou d’attention, entre l’Agnus Dei, que déjà l’assemblée entonne, et cette poignée de main, cette accolade, ce sourire tendu vers son voisin. Faut-il être à Dieu, ou à ses prochains ? C’est la tension matricielle de l’Église, fondée sur le double commandement d’aimer Dieu de toute sa force, de tout son cœur, de toute son intelligence, et son prochain comme soi-même (Mc 12, 33). Évidemment, ce n’est pas l’un sans l’autre. Mais ce n’est que l’un dans l’autre : l’amour de mon frère ne se peut sans celui que nous recevons, ensemble, du Père. Si nous n’aimions notre prochain qu’à partir de nous-même, l’aimerions-nous ? Chercherions-nous à deviner en lui, quand il nous dégoûte ou nous déçoit, nous excède et nous ralentit, la créature chérie du Créateur ? Le geste de paix fait circuler une amitié dont il n’est pas la source. En cela, il participe à la folie du christianisme : convertir le voisin en frère.

« Nous nous faisons des amis, nous nous faisons des ennemis, mais Dieu nous fait un voisin »

« Nous nous faisons des amis, nous nous faisons des ennemis, écrivait Gilbert Keith Chesterton, mais Dieu nous fait un voisin. » Un voisin. Ou un prochain. En anglais, c’est le même mot : neighbor. Cela a le mérite de ne pas nous cacher la réalité : le prochain, ce n’est pas notre proche, celui auquel on pense même quand il est loin des yeux. Le prochain, c’est physique, c’est spatial. C’est l’être à portée de mon corps. L’homme, la femme, l’enfant assis à côté de moi. Le prochain est ce voisin que je ne me contente pas, comme celui de palier, de saluer, mais de qui je souhaite concrètement le Salut. Ce sens de la proximité est si prégnant que le Missel romain invite le fidèle à faire le geste de paix «de manière sobre et uniquement à ceux qui l’entourent». On ne se promène pas dans l’église pour aller chercher ses affinités électives.

«Dans la Charité du Christ, donnez-vous un geste de paix…» L’invitation du prêtre au geste de paix fait écho à celle de saint Paul : «Saluez-vous les uns les autres par un baiser de paix» (Rom 16, 16). On peut rechigner devant ce sursaut de convivialité s’il prend trop de place. Il a toutefois le mérite de nous rappeler que le rite eucharistique ne se nomme pas « la Communion » pour rien. Cette Communion est sanctifiante. Tous les gestes de l’Office religieux sont réparation, restauration, guérison. Nous avions péché en dévorant le fruit : nous sommes guéris en le recevant, humblement, des mains du prêtre. De même, si Jésus est livré à l’ennemi par le baiser de Judas (à cause de quoi le verbe « baiser » a fini par signifier, vulgairement, « trahir »), c’est par un baiser que nous délivrons désormais son amour.