À l’heure où les manifestations sur les campus américains suscitent moult réactions dans le débat public français, il semble judicieux de faire la part des choses en se défiant de deux attitudes également outrées : encenser la jeunesse ou la conspuer. Notons au passage, et avant de la juger un peu vite, le décalage saisissant du point de vue de la couverture médiatique offerte par les grandes chaînes américaines et les médias français.

L’écho donné à la situation de Gaza me paraît en effet bien plus fort aux États-Unis, où la liberté d’expression résiste mieux qu’en France, même si le récent « Antisemitism Awereness Act », adopté il y a quelques jours par la Chambre des représentants, est critiqué pour la criminalisation qu’il opère de la critique des options politiques israéliennes, en assimilant implicitement celle-ci à un discours antisémite. Les deux sont pourtant distinctes, comme le rappelle avec justesse le militant pour la paix Ahmed Fouad Alkhatib (@afalkhatib) encore trop peu connu du public français.

Il est ainsi frappant de noter que le laisser-faire américain à l’endroit d’Israël a induit un bornage plus étroit du droit à critiquer l’État hébreu, décision qui peut évoquer une certaine fébrilité de la part de Washington. On peut en effet se demander si une telle limitation est une temporisation bienvenue du Premier amendement de la Constitution américaine à un moment où les discours antisémites connaissent un rebond, ou bien au contraire une manière habile de faire taire les critiques en amalgamant cyniquement antisémitisme et critique politique à l’endroit du gouvernement israélien. Cet « act », associé à certaines interventions de police musclées sur les campus (notamment Columbia) peut légitimement interroger quant à un raidissement de la part de l’exécutif démocrate à l’endroit de la contestation étudiante. Il y a assurément là matière à discussion.

Mauvais procès

À discuter également, la qualité de la mobilisation de cette jeunesse américaine. Comme le rappelait Alain Frachon sur le plateau de « C à Vous » le vendredi 3 mai, la jeunesse américaine est dans une position singulière à l’égard de son gouvernement, qui soutient massivement, financièrement et militairement, le pouvoir israélien. Lui en vouloir de dénoncer les exactions du gouvernement de Benyamin Netanyahou dont font partie des personnalités aussi controversées que le ministre de la sécurité nationale, Ben Gvir, ou le ministre des finances, Smotrich, est donc lui faire un mauvais procès.

Que voudrait-on au juste ? Qu’elle observe passivement le gouvernement Biden cautionner en son nom le massacre de dizaines de milliers de Palestiniens désormais réfugiés à Rafah ? Qu’elle ne dise rien, à juste titre choquée par le sort réservé à des civils auxquels l’accès à l’aide humanitaire est régulièrement bloqué par l’armée israélienne ? Le désir exprimé par beaucoup de la voir plus silencieuse, tout en lui reprochant ses engagements à géométrie variable, interroge : peut-on exiger de la jeunesse ce dont soi-même on n’est pas capable, à savoir, être sur tous les fronts ? L’intersectionnalité, souvent moquée, serait à nouveau bienvenue… Sourions poliment.

Entre indifférence et antisémitisme

Cela étant dit, ne soyons pas en extase devant cette jeunesse en ébullition. Des propos violemment antisionistes ont été tenus sur le campus de Columbia, tandis que des partisans de Netanyahou ont pris à partie des militants de la cause palestinienne sur le campus d’Ucla. Sur le campus de l’université de Chicago, des drapeaux israéliens ont été piétinés et des débordements liés à l’installation de campements ont été observés. Le « Free Speech » n’excuse pas tout et, de ce point de vue, l’on ne peut accuser la plupart des universités américaines de laxisme envers les éléments les plus radicaux – d’où les interrogations sur la réelle pertinence d’un « Antisemitism Awareness Act ».

Reste, à titre de conclusion provisoire, à formuler les réflexions suivantes. Ces mobilisations nous confrontent au laisser-faire occidental quant aux massacres perpétrés à Gaza : la jeunesse nous renvoie douloureusement à notre passivité face aux dizaines de milliers de morts recensés sur ce petit espace en un temps très court. Assister à ces protestations est nécessairement inconfortable pour l’opinion publique occidentale, y compris française, pour laquelle le soutien aux Gazaouis peut être rapidement assimilé à de l’antisémitisme. Le contrepoint de cette position est bien sûr l’indifférence relative devant le tribut payé par les populations arabes et musulmanes : les manifestations de la jeunesse américaine font l’effet de poil à gratter devant notre indolence.

Miroir de notre société

Par ailleurs, un curieux télescopage dans l’actualité la semaine dernière a mis en exergue une certaine disparité entre la sévérité dans la condamnation des étudiants de Sciences Po, d’une part, et la relative complaisance pour les propos racistes tenus à l’encontre de la journaliste Nassira El Moaddem, d’autre part. Aussi, disons-le franchement, la manière dont est perçue la contestation de la jeunesse (française ou américaine) doit être rapportée à la manière dont les personnes d’origine arabe sont traitées dans notre pays. Gaza nous renvoie en miroir notre propre façon de mettre à l’écart ou de maltraiter la population d’ascendance maghrébine ou arabe.

Les manifestations aux États-Unis en faveur des Palestiniens appuient de ce point de vue là où cela fait mal en nous mettant face à notre iniquité dans le traitement des uns et des autres. Oui, ces manifestations sont inconfortables à observer ; gageons cependant qu’il est des inconforts utiles à éprouver quand ils mettent en perspective des décalages notables dans nos réactions à l’endroit d’individus mis en demeure de s’effacer. Un juif, un musulman, un catholique, un athée, un réformé : tout le monde est-il bien traité à égalité dans nos cœurs vaillants et républicains ?

L’ombre de la Shoah

Enfin, si l’ombre de la Shoah plane sur le conflit en cours, elle doit servir de garde-fou à double titre : le droit des juifs à avoir une terre ne peut être remis en cause ; Israël n’est pas à l’abri de commettre lui-même l’irréparable – et je me garderais bien, pour ma part, d’une comparaison blessante nazifiant les uns ou les autres. C’est cela, précisément, dans l’ensemble, que les campus américains tentent de faire entendre, l’écueil auquel ils font face étant de penser que la justesse de la cause suffit à sa noblesse : leur force est d’être dans leurs études, c’est-à-dire d’apprendre à mettre en œuvre un « critical thinking » dont on ne peut jamais s’exempter soi-même.

L’enjeu est trop grand pour qu’ils basculent eux-mêmes dans la haine : il convient d’être exigeant envers la jeunesse non pour la punir, mais parce qu’on tient à elle – ce qui est très différent. Veiller sur elle – car hormis « veiller », que prétendons-nous faire ? –, c’est autant savoir lui dire qu’elle manque de rigueur dans ses propos, que respecter l’émotion qui est la sienne devant l’inqualifiable. Au fait, les adultes patentés du monde entier font-ils vraiment mieux qu’elle ?