Un nom s’étale insolemment sur les partitions : Napoléon. C’est pourtant la musique de Gustav Mahler qui emplit l’auditorium 104 de Radio France. Plus précisément, les accords inquiets du mouvement initial de sa 6e Symphonie, dite Tragique. Sur le podium, le chef Fabien Gabel dirige l’Orchestre national.

Son regard navigue entre l’écran installé devant lui et les instrumentistes, dans un souci constant de « concordance de temps ». « Enregistrer la bande-son d’un film – ici, environ 120 heures de travail ! – n’est pas si éloigné de l’accompagnement d’un ballet, remarque-t-il. La musique est soumise à un minutage contraint, mais on s’y fait vite. »

En cet après-midi hivernal, il s’agit de caler les puissants accents mahlériens sur la scène finale du dantesque chef-d’œuvre d’Abel Gance. Haranguant ses soldats épuisés, Bonaparte leur promet de goûter enfin les fruits de leur courage dans les plaines fertiles d’Italie. « Soldats, vous êtes nus, mal nourris, le gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner », indique le carton entre deux plans sur le visage anguleux de l’acteur dans le rôle-titre, Albert Dieudonné.

Une musique au cordeau

Dans la régie, rien n’échappe à Paul Malinowski, ingénieur du son à l’oreille si fine qu’elle détecte une microseconde de décalage à la caisse claire, une infime approximation des cuivres : « Je vous embête mais il faut que ce soit au cordeau ! » Patiemment, chef et orchestre reprennent et reprennent encore les mêmes mesures.

« Je suis admiratif du travail des orchestres de Radio France qui ont tour à tour enregistré la partition du film, confie Fabien Gabel. Incroyablement flexibles, ils ont su se détacher des réflexes expressifs du concert pour adopter une régularité métronomique. Tout en restituant la “psychologie sonore” des images, certes muettes mais d’une force tellement novatrice. »

Une partition aux 12 000 mesures

C’est au compositeur Simon Cloquet que la Cinémathèque a confié la création de la bande originale. Sur la table de son studio parisien, les 16 kg de la partition destinée au chef d’orchestre témoignent d’une tâche elle aussi démesurée. « J’ai commencé en 2020 et mis le point final fin 2023 : au total, 12 000 mesures écrites ! »

Le cahier des charges prévoyait d’utiliser des œuvres du répertoire. Puisant dans plusieurs siècles de musique, de Haydn à Penderecki, Simon Cloquet a taillé « un costume sur mesure au film, respectant son tempo, la diversité fascinante de ses ambiances, la longueur de certaines scènes comme le siège de Toulon, qui dure environ 45 minutes », détaille-t-il, admiratif de la musicalité revendiquée du film : « Gance parlait de son cinéma comme d’une “musique de la lumière”. Parfois, il inscrit même des notes à l’écran comme celles de la chanson Malbrough s’en va-t-en guerre. Ce qui m’a incité à utiliser la musique de La Victoire de Wellington de Beethoven, qui reprend la même mélodie ! »

S’il a choisi de faire « un rapide clin d’œil » à la musique qu’Arthur Honegger avait commencé à écrire pour le film avant que le projet ne tourne court, le compositeur a avant tout opté « pour des œuvres peu connues. Je ne voulais pas que le spectateur entende des rengaines mais, au contraire, ait une impression de fraîcheur comme s’il s’agissait d’une bande-son originale. » Simon Cloquet s’est alors plongé avec délectation dans les pièces de Benjamin Godard ou Fernand de La Tombelle, d’Albéric Magnard et de Jean Roger-Ducasse. « Et quand j’ai choisi Schubert ou Tchaïkovski, je me suis tourné vers des pages plutôt rares pour étonner l’auditeur. »

L’émotion du public

C’est d’ailleurs « l’émotion et le plaisir du public » qui motivent avant tout Simon Cloquet. Pour les attiser, il mobilise divers outils musicaux. « Il ne faut jamais écraser les images tout en créant la surprise, voire une forme d’incongruité, source de dissonance cognitive. » Ainsi, pendant le sanglant siège de Toulon, on entendra d’abord les percussions de la « Marche funèbre » du Crépuscule des dieux de Wagner frapper les tambours comme, à l’écran, la pluie de grêle filmée par Gance. Puis de longues lignes d’une douceur ineffable puisées chez Liszt, alors qu’un corps-à-corps épouvantable dans la boue éclabousse l’écran. Ici et là, cohérent ou choquant, l’effet est bouleversant.

Tout comme les dernières mesures-images du film, confiées au Chœur de Radio France et dont… on ne dira rien pour laisser le public jouir de leur admirable poésie. Il ne reste plus ensuite qu’à reprendre son souffle face à l’écran noir, traversé par la signature calligraphiée du démiurge du cinéma : « Abel Gance ».