J’habite quelque part sur la planète Terre, proche du néant en ce moment. Sous la voûte céleste je vis, et c’est toujours la nuit. Sauf en cet instant où un éclair déchire le ciel. Sous les étoiles je réside, celles qui sont actuellement au-dessus de nous alors qu’il fait jour, l’aviez-vous remarqué ? Tout comme cette étoile filante dont la lumière a déchiré les cieux, seulement par l’éclat de vos yeux. Je ne sais plus où j’habite, depuis que vous m’avez regardée. Je n’ai pas de nom. Je ne me souviens de rien. Rien d’autre que votre attention à mon égard. J’habite n’importe où. Avec vous si vous le souhaitez.

Mais qu’est-ce que cette question où habitez-vous ? Est-ce vraiment ce que l’on demande à quelqu’un qu’on ne connaît pas ? Ne dirait-on pas plutôt, que faites-vous ? Que faites-vous ici ? D’où venez-vous ? Avez-vous mis beaucoup de temps à arriver ? Vous êtes-vous longuement et soigneusement préparée ? Vos pas vous ont-ils guidée facilement jusqu’à cet endroit ? Êtes-vous ici par hasard ou par nécessité ? Avez-vous pris le bateau, le train, l’avion pour arriver jusqu’à moi ? Où allez-vous, comme ça ? De bon matin, d’un bon pas, vers qui, vers quoi ?

Mille et un endroits

Après tout, qu’est-ce que cela peut faire ? Peut-être tout. Peut-être rien. On peut aussi demander un prénom ou un nom. On peut dire, comment vous appelez-vous ? Où êtes-vous née ? Que font vos parents ? Avez-vous des enfants ? Vous, qui avez l’air de venir d’ailleurs. Vous qui paraissez tout juste tomber des nues. Avec votre air de ne pas y toucher. De débarquer ici où vous ne connaissiez personne, dans cette vie où on ne vous a pas conviée, parmi des inconnus qui ne vous ont pas parlé et d’autres qui ont décidé de vous y faire naître.

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Vous êtes-vous trompée ? Vous êtes-vous souvent trompée ? Vous, qui n’avez pas l’air d’être tout à fait dans votre assiette. Où habitez-vous ? Mais comment le saurais-je maintenant que je vous ai rencontré ? Depuis le moment où nos yeux se sont croisés, où j’ai perdu toute notion du temps et de l’espace, jusqu’au souvenir de mon propre nom et de celui de ma ville. Je ne sais plus trouver ce lieu mystérieux où je vivais, où je vivais sans exister. Où la vie n’était pas encore née, du manque de sens, du manque d’aimer. J’habite nulle part, désormais. Je prends mes affaires et je m’en vais. Et même sans rien, je pars. Je pars sans regret, je m’en vais. Sans le décider, sans le préméditer, je cherche un ailleurs, une nouvelle demeure.

Où habitez-vous ? Sinon dans mille et un endroits ? Ceux qui sont réels, et ceux qui sont irréels. Ces rues aux noms fabuleux, ces appartements haussmanniens, que l’on devine plus ou moins, en les regardant de la rue, dans le 15e, le 16e et le 17e. Cet atelier au 15 rue des Volontaires, cette École supérieure, rue d’Ulm, ce foyer de jeunes filles rue des Feuillantines, ce studio rue de la Gaîté, ce grand squat de la rue Dautancourt, et cette maison perchée sous les toits de la rue des Guillemites, ce petit deux-pièces de la rue de Chevreuse, et ce couloir étroit de la glaçante rue de la Glacière…

J’aurais préféré habiter rue Rosa-Bonheur, rue Dieu, rue Sainte-Félicité. Rue Mademoiselle, ou rue Madame. Boulevard Saint-Germain. Ou une grande avenue droite du 8e, ou une petite rue médiévale du Marais, ou une place, de la Bastille, de la République, de la Nation. Passer d’un arrondissement à un autre, c’est accomplir un voyage, tant le paysage change. J’ai habité chaque quartier, j’y ai développé mes habitudes, mes amitiés, j’y ai mes repères, mes librairies, mes maraîchers, mes marchés, et mes nouvelles amitiés. Et les vignes et les lampadaires, les rues qui montent et celles qui descendent, les HLM et les beaux quartiers, les chambres de bonne avec WC dans le couloir, et les appartements qui n’en finissent plus, les quais, les lumières le soir, et celles de la nuit…

Insondable mélancolie

Et les petits matins après les nuits d’insomnie, les aubes sombres ou blêmes, aux oiseaux qui chantent, les pigeons sur le pavé, les parcs tristes d’hiver, et le jardin du Luxembourg, la majestueuse place Vendôme, les ponts, la nuit, les quais, les rues qu’empruntent les éternels facteurs même s’il n’y a plus de lettres, les librairies, même s’il ne reste plus de livres, les bouquinistes, vestiges d’un autre temps, les musées, les embouteillages, et toutes ces images d’Épinal qui habitent en nous autant que nous les habitons.

J’habite les promesses et les caresses, les samedis et les lundis, et les dimanches tristes, dans tout ce qui reste ouvert ou derrière les portes fermées, les passages dérobés, les galeries secrètes ; et j’habite cette insondable mélancolie, ce passéisme et cette nostalgie, et ce grand vertige qui me saisit lorsque je vous vis, et que vous me sourîtes, et me demandâtes, en première question, sans attendre de réponse, et que je ne répondis pas, mais que nous nous reconnûmes, au son de ce simple et redoutable « où habitez-vous » ?